Le musée d’art Tallinn a reçu mi-novembre 2024 le Prix Kunst und Ethik 2024 pour avoir réussi à jeter un pont culturel visionnaire entre deux mondes. À l’occasion de la remise du prix, Modulart s’est entretenu avec Paul Aguraiuja, le directeur du Musée Tallinn, et avec l’artiste George Steinmann, qui décerne le prix.
Interview: Marion Elmer
Photos: David Aebi
Comment se fait-il que le Musée Tallinn ait ouvert un pavillon d’exposition temporaire d’art contemporain dans la périphérie de la ville?
Paul Aguraiuja: Tout a commencé il y a environ trois ans, quand nous avions constaté que le Musée Tallinn était dans un état tellement délabré qu’il fallait le rénover de fond en comble. Que devions-nous faire? Comme le musée est la plus ancienne et plus importante institution dédiée à l’art contemporain en Estonie, nous ne pouvions pas nous permettre de suspendre les expositions durant les travaux de rénovation. Nous sommes sous contrat public. Il nous est vite apparu que nous voulions profiter de cette phase de transition pour aller au-delà du simple fait d’organiser des expositions d’art contemporain. Nous avions d’abord pensé organiser durant deux-trois ans des expositions itinérantes dans un train spécial, et nous arrêter dans des petites villes et autres villages en Estonie, pour y faire découvrir l’art contemporain largement méconnu sous ces latitudes. Mais nous y avons renoncé, car les séjours auraient été trop courts pour avoir un réel impact. C’est ainsi que nous sommes tombés sur Lasnamäe, dans la banlieue de Tallinn. Si Lasnamäe était une commune, elle serait avec ses 120’000 habitants la deuxième plus grande ville d’Estonie. La construction de ce lotissement gigantesque, appelé Microrayon, a commencé dans les années 80. Il n’a jamais été totalement achevé à cause de la chute de l’Union Soviétique. On y trouve des rues principales, des commerces et des maisons d’habitation, des jardins d’enfants et des écoles, mais pas la moindre institution culturelle – à part un cinéma d’une seule salle de projection, qui sert aujourd’hui de maison de la culture, avec des concerts et divers clubs pour enfants et seniors. Et ça pour 120’000 personnes!
Qui sont ces gens?
Paul Aguraiuja: Lasnamäe est une partie de la ville où l’on ne fait guère autre chose que dormir et faire ses achats. La vie y est bon marché. Ce n’est pas un ghetto à proprement parler, mais si vous débarquez de la campagne et que l’estonien n’est pas votre langue maternelle, vous risquez bien de vous retrouver à Lasnamäe: le russe y est la langue maternelle de 75 pourcent des habitants. Raison pour laquelle le russe est encore et toujours la langue courante dans la plupart des jardins d’enfants et des écoles. Ce n’est qu’en septembre de cette année que toutes les premières classes ont reçu pour la première fois un enseignement en estonien.
Et comment vous êtes-vous décidé en fin de compte pour Lasnamäe?
Paul Aguraiuja: Nous avons pensé que cet endroit serait un formidable défi pour notre programme. Et les autorités publiques locales se sont heureusement montrées bien disposées. Elles nous ont même montré plusieurs lieux de manifestations existants. Mais les bâtiments étaient souvent en mauvais état et la plupart servaient à des fins commerciales. Nous craignions de les voir devenir des lieux purement commerciaux après notre départ. Et puis nous avons découvert cette place vide, là où trône aujourd’hui le pavillon. Et comme nous avions déjà fait l’expérience de la construction d’un bâtiment temporaire en 2011, alors que Tallinn était la capitale culturelle d’Europe, nous savions ce que cela voulait dire que de construire du provisoire.
Avec Salto, que vous connaissiez depuis votre collaboration en 2011, vous aviez des architectes expérimentés dans votre équipe de projet. Comment s’est déroulé votre collaboration?
Paul Aguraiuja: Il nous a fallu dix mois pour passer de l’idée de départ à l’ouverture des portes. Le pavillon devait être aussi durable et démontable et transportable que possible. L’idée des éléments préfabriqués s’est donc imposée tout naturellement. Ils ont été préfabriqués en cinq mois, chargés sur 14 camions et montés en deux mois sur le chantier.
Où a eu lieu la préfabrication?
Paul Aguraiuja: Une fois les dessins des architectes terminés, nous sommes partis en quête d’entreprises estoniennes capables de construire le pavillon. Ce n’est qu’après que les architectes ont commencé à dessiner les plans. Comme le pavillon allait être construit avec des fonds publics, nous avons dû lancer un appel d’offre public. Et nous espérions que les entreprises avec lesquelles nous avions déjà discuté de la faisabilité du projet allaient répondre à l’appel d’offres et le gagner. Nous avons été très surpris de voir que de nombreuses autres entreprises ont également répondu à l’appel d’offres, notamment parce qu’elles comptaient ainsi étendre leurs compétences en faisant de nouvelles expériences grâce à notre projet. L’entreprise qui a finalement remporté la mise disposait d’excellentes capacités. Elle a même réussi à valoriser les plans des architectes et à proposer une production encore plus efficiente. Toutes les dimensions du pavillon ont été planifiées afin que les éléments constructifs soient pour l’essentiel en bois. C’est notamment pour cela que le pavillon a six mètres de large. Car si l’on dépasse les six mètres, les poutres en bois nécessiteraient des raccords métalliques. Et comme le plan était bien symétrique, on a pu s’en sortir avec relativement peu d’éléments différents.
Le pavillon a ouvert ses portes il y a deux ans. Quelles étaient les premières réactions de la population?
Paul Aguraiuja: Nous avons d’abord été vertement critiqués par la population locale. La plupart d’entre eux n’étaient guère habitués à l’art contemporain. Et comme le pavillon est rose et a une forme bien singulière, rien ne nous a été épargné. Pourquoi pas plutôt un bâtiment bien standard? Nous avons également encaissé des commentaires critiques au sujet de nos expositions. Ce qui est tout à fait compréhensible: nous ne faisons aucun compromis avec notre haut niveau d’exposition juste à cause d’un changement de lieu d’exposition, et nous avons continué à montrer les principaux courants d’art contemporain.
Avez-vous finalement réussi à séduire la population locale?
Paul Aguraiuja: Nous avons vite remarqué qu’il nous fallait un programme d’accompagnement public, également en langue russe. Ce qui nous a de nouveau valu une avalanche de critiques de la part du public estonien, surtout après le début de la guerre en Ukraine. Mais la langue russe n’est rien d’autre qu’un moyen pour attirer les gens habitant à Lasnamäe. Nous avons également étoffé notre équipe avec des collaboratrices et collaborateurs de langue maternelle russe. Connaissant mieux le contexte et la sensibilité culturelle des Lasnaméens, ils étaient à même de mieux expliquer pourquoi nous exposions ces formes artistiques. Le travail que nous réalisons dans les écoles locales exerce également une grande influence. De nombreuses classes d’école, auxquelles nous proposons notre programme en estonien et en russe, viennent nous voir. Nous avons également récemment introduit un programme pour enfants qui se rendent dans des écoles russophones, mais qui souhaitent apprendre l’estonien.
Est-ce que les choses ont changé en deux ans grâce à ces interventions?
Paul Aguraiuja: Oui, nous voyons les signes positifs d’un changement d’attitudes à l’égard de notre pavillon. Il est encore trop tôt pour dire si ces changements seront durables ou non. Les dames d’un certain âge qui nous insultaient au début, parce que nous leur aurions volé la place de leur sapin de Noël, viennent désormais régulièrement voir nos expositions. Je trouve cela fantastique! Je ne sais pas si elles apprécient ou comprennent vraiment l’art que nous leur présentons, mais au moins elles ne nous crient plus dessus et ne cessent de revenir aux expositions. L’été passé, j’ai vécu un vrai miracle: nous avions un jardin communautaire dans la cour intérieure, avec des plates-bandes surélevées, pour lesquelles tous ceux qui le souhaitaient pouvaient postuler. Les dames en question y ont participé au même titre que des artistes contemporains. Et un jour, j’ai vu ces dames discuter ferme en sirotant leur thé en compagnie d’une artiste féministe politiquement très engagée et critique. Et elles avaient vraiment des choses à se dire! C’est exactement ce que nous voulions. C’est pour cela que nous sommes venus ici.
Comment se positionne le pavillon par rapport au public d’antan?
Paul Aguraiuja: Le nombre de visiteurs est resté le même. Mais 75 pourcent du public est nouveau. Au centre-ville de Tallinn, le visiteur standard était une femme de 55 ans et plus parlant estonien. Aujourd’hui, nous voyons avant tout des familles russophones de 35 ans et plus. Nous avons donc perdu une grande partie de notre ancien public. Pour certains, c’est parce que Lasnamäe passe pour être une région un peu malsaine. Et pourtant, c’est un endroit d’habitation parfaitement sûr et normal. La distance par rapport au centre-ville est parfois critiquée. Et pourtant, on y est en dix minutes en bus.
En ce qui concerne l’architecture: est-ce que le bâtiment fonctionne? Ou le concevriez-vous autrement aujourd’hui?
Paul Aguraiuja: Le bâtiment est excellent, l’espace fonctionne comme un tunnel circulaire. Cela impose certaines limites aux concepteurs d’expositions. Il faut tout concevoir spécialement en fonction des contraintes du lieu. A part cela, presque tout est possible. Le bâtiment n’as pas de fenêtres, avec des plafonds hauts et des plafonds très bas. C’est sans doute la raison pour laquelle toutes les expositions ont été très différentes à chaque fois. Les espaces offrent de multiples possibilités. Nous avons eu des expositions avec des caissons dans lesquels étaient projetées des vidéos. Nous avons eu des expositions avec des peintures qui pendaient depuis le centre du plafond. Nous avons eu des expositions où il fallait traverser un tunnel narratif en grimpant.
Le pavillon a été conçu dans l’idée d’être démonté un jour pour être remonté sur un autre site. Avez-vous déjà des plans à ce sujet?
Paul Aguraiuja: Nous avons en effet conçu le pavillon dans cette optique. Mais nous ne savons pas encore si un démontage/remontage est vraiment possible. J’ai toutefois eu des premiers échanges à ce sujet au cours des deux dernières semaines avec quelques politiciens. Ils semblent comprendre que Lasnamäe aurait bien besoin d’un centre d’art contemporain avec un rayonnement suprarégionnal. De notre côté, nous sommes disposés à poursuivre notre exploitation du pavillon, en complément du programme d’expositions qui ont lieu dans le musée au centre-ville. Les négociations financières à ce sujet vont débuter en janvier 2025.
Le pavillon est une construction modulaire. Ce qui nous intéresse tout particulièrement chez Modulart, c’est de savoir à quel point la construction modulaire est répandue en Estonie?
Paul Aguraiuja: La construction modulaire est un phénomène relativement récent en Estonie, mais qui connaît une croissance rapide. La construction modulaire est notamment très tendance dans le segment des maisons d’été. Et de plus en plus d’entreprises se mettent à la préfabrication de modules ou d’éléments de construction.
Les dames d’un certain âge qui nous insultaient au début, parce que nous leur aurions volé la place de leur sapin de Noël, viennent désormais régulièrement voir nos expositions.
Foto: Tönu Tunnel
Prix Kunst und Ethik 2024 pour le Musée Tallinn
George Steinmann, comment se fait-il que vous, en tant qu’artiste, vous décerniez un prix à d’autres artistes?
George Steinmann: Le Prix Kunst und Ethik est comme une sculpture en forme de récompenses artistiques. Avec ce prix, je veux soutenir des artistes qui explorent radicalement de nouvelles voies. Leur art engagé n’est souvent pas compris, même de la part des professionnels de l’art. Avec ce prix, je remets aussi en question les mécanismes habituels de subventionnement de l’art. Est-ce que l’art a besoin de la politique? Ou ne serait-ce pas plutôt la politique qui a besoin de l’art? L’argent du prix ne vient donc pas des habituels soutiens étatiques de l’art, mais de personnes privées et d’entreprises, comme par exemple Bauart Architectes.
Pourquoi avez-vous décerné le prix au Musée Tallinn?
George Steinmann: Je me sens étroitement lié à cette institution à travers mon oeuvre «Ruumi naasmine» (The Revival of Space, 1992-1995) – qui conçoit l’ensemble du processus de rénovation du Musée Tallinn comme une sculpture durable en croissance. Mon oeuvre et notre formidable collaboration à l’époque ont eu un important écho au niveau international. Au printemps 2022, Paul Aguraiuja m’a confié que le bâtiment devait de nouveau être rénové. Et en reconnaissance de mon travail d’antan, ils m’ont invité à leur workshop pour cogiter sur un projet temporaire. C’est de là que l’idée est née de ne pas décerner le prochain Prix Kunst und Ethik à un artiste, mais au Musée Tallinn. J’estime que le travail du Musée Tallinn est extrêmement important et je voulais soutenir leur formidable engagement socio-culturel et visionnaire avec le prix.
Vous avez évoqué Bauart Architectes? Qu’est-ce qui vous lie à ce bureau?
George Steinmann: D’une part, très concrètement, la collaboration à plusieurs niveaux pour divers projets d’art dans la construction, comme par exemple le projet «Kunst ohne Werk aber mit Wirkung» (Art sans oeuvre mais avec effet) pour le nouveau bâtiment de l’Ara Berne (2012). Et d’autre part, à un autre niveau, par mon engagement de longue date en tant que membre du comité consultatif, dans lequel j’ai pu faire valoir ma position d’artiste. Un des éléments qui nous lie est sans doute la vision d’une durabilité, aussi bien dans le domaine architectural que dans le domaine artistique.
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